Ce que réguler veut (encore) dire





Le terme « régulation » est fréquemment mobilisé dans les sphères technologique, juridique ou médiatique, sans que sa structure soit interrogée.

Il est souvent utilisé comme synonyme d’encadrement, de restriction, d’ajustement conforme. Parfois, il renvoie à l’imposition de règles, à la production de normes techniques ou à la modélisation de comportements.

Ce glissement sémantique tend à naturaliser certaines pratiques de contrôle, en invisibilisant les logiques réelles de structuration des systèmes.

Mais réguler ne revient ni à imposer une règle, ni à anticiper un comportement. Il ne s’agit pas seulement de poser un interdit ou d’énoncer une obligation.

Dans les systèmes numériques instables (plateformes, chaînes de valeur distribuées, IA générative), la règle n’est plus ce qui garantit la stabilité. Ce qui devient lisible n’est plus tant l’intention du texte que l’écart entre ce qui est posé et ce qui est produit.

Il devient alors nécessaire d’adopter une autre lecture : non prescriptive, non juridique au sens strict, mais juridiquement compatible. Une lecture fondée non sur la norme proclamée, mais sur la structure des effets. Ce que réguler veut dire, aujourd’hui encore, ne peut être tenu pour acquis.

Dans plusieurs domaines régulés, l’existence d’un texte juridique n’implique plus, en elle-même, l’activation de mécanismes régulateurs.

  • l’existence d’un référentiel partagé permettant leur évaluation ;
  • l’accès aux éléments nécessaires à leur interprétation (traces, documentation, paramètres).

Dans ces cas, les textes fonctionnent comme signaux d’alignement, génèrent des dynamiques de conformité anticipée, mais ne produisent pas encore d’effets régulés au sens strict.

Ce décalage, loin d’être conjoncturel, affecte la mise en œuvre de dispositifs présentés comme déterminants dans les politiques publiques ou industrielles.

Il ne s’agit pas d’un défaut d’application, mais d’une dissociation structurelle entre cadre normatif et capacité à produire des effets évaluables.

Dans un environnement stable, réguler peut consister à poser une règle, l’appliquer, puis vérifier la conformité des comportements.

Mais dans les systèmes instables, cette linéarité ne tient plus. La règle seule ne suffit pas à garantir des effets recevables. C’est la structure dans laquelle elle s’inscrit, et la manière dont elle est traduite, qui devient décisive.

Ce déplacement permet une lecture transversale, indépendante de la discipline juridique, qui interroge non pas ce que la norme dit, mais ce que le système fait.

Il devient alors possible d’évaluer une configuration sans trahir sa dynamique propre, en analysant la nature et la soutenabilité des résultats observables.

Plutôt que de s’en tenir à l’existence d’une règle, il est possible de demander, pour tout système donné et à un moment donné :

  • les effets produits sont-ils observables ?
  • ces effets sont-ils soutenables ?
  • peuvent-ils être qualifiés, même indirectement, selon un cadre normatif existant ?

La régulation s’ancre alors dans une architecture d’effets, non dans une logique de conformité déclarative.

Ce basculement d’un regard normatif vers une lecture des effets ne relève pas d’un choix idéologique. Il s’agit d’un ajustement structurel, rendu nécessaire par l’instabilité croissante des écosystèmes numériques.

Dans ces systèmes, les effets produits par une action, une interface ou un algorithme ne sont pas toujours prévus par la règle initiale. Ils émergent, bifurquent, s’hybrident avec d’autres logiques.

Évaluer ces systèmes uniquement à partir des textes ou des intentions normatives revient à produire des diagnostics partiels, souvent aveugles aux dynamiques réelles.

Adopter une lecture par effets, c’est refuser deux impasses : celle d’un formalisme sans prise sur le réel, et celle d’un pragmatisme sans cadre structurant. Il ne s’agit pas de déréguler, ni de relativiser les normes, mais de renforcer leur capacité à opérer dans des environnements à faible prévisibilité.

Ce déplacement ouvre une approche transversale, ni strictement juridique, ni purement technique. Elle est modélisable, fonctionnelle, et compatible avec les régimes de responsabilité en vigueur, à condition d’en reconnaître la nécessité : celle d’un cadre capable d’articuler les effets produits, les paramètres d’interprétation et les seuils de recevabilité.

Il est possible d’analyser les effets produits par un système sans en rabattre la complexité, et sans se soumettre à l’illusion d’une conformité automatique.

La portée de la régulation ne peut être réduite à l’existence d’un texte, à l’affichage d’une obligation, ou à la promesse d’une mise en conformité.

Dans un environnement instable, réguler suppose de pouvoir structurer des effets recevables, soutenables, interprétables. Et de rendre cette structure visible, partageable, opposable.

Ce travail ne remplace pas les normes existantes.

Il les prolonge, en proposant une lecture qui relie le système à ses effets, et les effets à leur cadre d’évaluation.