Préjudices produits par un système d’IA : reconnaissance, lisibilité, recevabilité

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En bref

Cet article développe un raisonnement issu d’analyses fonctionnelles de préjudices liés à l’usage de systèmes d’intelligence artificielle.
Il formalise des lignes de lisibilité et de qualification à partir d’effets observables, sans dépendance à un régime unique.
Il peut être mobilisé dans un cadre contentieux ou en phase d’expertise, lorsque les catégories juridiques ne suffisent pas à rendre compte des effets produits.


À retenir
  • Partir de l’effet observable : l’objectiver (conditions, forme, portée) avec des critères (observabilité, densité, réversibilité), puis qualifier par analogie/émergence et localiser l’obstacle (probatoire, normatif, structurel).
  • Typologie opérationnelle (économique, cognitif, moral, informationnel) croisée avec régimes/acteurs : faute, fait des choses (garde de la structure vs du comportement), produit défectueux (présomption de causalité – dir. 2024/2853), contrefaçon, obligations AI Act (art. 16 & 53).
  • Bénéfice contentieux : rendre l’effet recevable et actionnable malgré l’opacité (traçabilité, présomptions, maillage probatoire) sans créer de responsabilité propre de l’IA, et outiller juge/expert pour la réparation.

1. Cadre de départ

Un droit positif partiellement stabilisé face aux effets produits par les systèmes d’IA

Les systèmes d’intelligence artificielle (SIA), qu’ils relèvent de l’automatisation décisionnelle, du scoring prédictif, des grands modèles de langage (LLM) ou des systèmes experts, produisent des effets observables ou documentés sur les personnes, les structures sociales et les environnements professionnels.

Dans un nombre croissant de contentieux, leur reconnaissance juridique se trouve limitée par trois types d’obstacles :

  • l’absence de qualification juridique stabilisée pour certains effets (captation cognitive, isolement algorithmique, effacement symbolique) ;
  • des difficultés probatoires liées à l’opacité technologique (traçabilité partielle, causalité incertaine, absence de transparence sur les paramètres utilisés) ;

  • une fragmentation des régimes juridiques potentiellement mobilisables (responsabilité pour faute, fait des choses, produits défectueux, contrefaçon).

Les référentiels récemment consolidés (fiche n°24 de la Cour d’appel de Paris (19 juin 2025)[9], AI Act (règlement 2024/1689), Directive Produits défectueux (directive 2024/2853)[3]) permettent une lecture intégrée fondée sur les articulations croisées entre régimes. Il ne s’agit pas uniquement d’appliquer les catégories existantes, mais de structurer l’analyse à partir de l’effet produit, pour en faciliter la lisibilité et, le cas échéant, la recevabilité.

La structure analytique mobilisée ici n’a pas de visée prescriptive : elle permet d’objectiver les effets, de clarifier leur recevabilité, et d’outiller le raisonnement sans produire de norme.

Elle formalise les conditions permettant d’examiner un effet observable dans un cadre contentieux ou expertal, sans préjuger de la qualification finale retenue.

L’originalité de l’analyse fonctionnelle tient à trois éléments formalisés :


  • une structuration non prescriptive des éléments permettant d’identifier un effet produit, y compris en l’absence de catégorie juridique préexistante ;
  • une articulation de critères objectifs (recevabilité, évaluabilité, soutenabilité) pour outiller le raisonnement juridico-technique sans anticiper sa conclusion ;
  • une localisation des obstacles à la reconnaissance d’un préjudice, incertitude causale, opacité algorithmique, absence de régime mobilisable, permettant de formuler une argumentation recevable sans extrapolation interprétative.

Cette formalisation permet d’outiller l’analyse juridique sans se substituer au droit : elle intervient en amont de la qualification, en structurant l’effet produit selon des critères observables, mobilisables même en l’absence de régime normatif applicable.

2. Apport méthodologique

2.1 Objectiver l’effet, qualifier le préjudice, localiser l’obstacle

Dans les contentieux impliquant un système d’IA, la première difficulté tient souvent à la nature de l’effet lui-même : il peut être ressenti, observé, même mesuré, sans pour autant entrer dans une catégorie juridique préexistante.

Il est donc indispensable de partir de l’effet concret, tel qu’il se manifeste dans la réalité des usages.

Cela suppose :

  • de documenter les conditions d’apparition de l’effet (ex : déclenchement d’une décision automatisée, suggestion algorithmique, interaction avec un modèle génératif) ;
  • d’en décrire la structure : effet ponctuel, récurrent, différé, diffus, observable sur l’individu, sur un groupe, ou sur une représentation sociale ;
  • d’en identifier la portée : ce qui est altéré, empêché, amplifié, détourné, sur les faits, les trajectoires, ou les représentations.

L’effet devient ainsi une unité d’analyse, non dépendante de son statut juridique initial, mais de sa lisibilité structurelle : ce que le système a produit, de manière directe ou induite.

L’analyse fonctionnelle permet ici :

  • une typologie des effets selon leur configuration structurelle (exclusion, altération, amplification…),
    en prenant en compte leur forme (ponctuelle, itérative, diffuse), leur origine (déclenchement, renforcement, effacement),
    leur cible (individu, collectif, symbole), et leur mode de production (direct ou induit) ;
  • des critères d’analyse indépendants du droit : observabilité (peut-on décrire l’effet ?), densité (est-il mesurable ? durable ?),
    réversibilité (peut-il être annulé ? compensé ?), autant d’éléments objectivables en expertise, même en dehors d’un régime normatif ;
  • une interprétation en couches : effet direct (observable immédiatement), effet latéral (secondaire mais persistant),
    effet symbolique (altérant la perception, la légitimité, la confiance).

2.2. Qualifier le préjudice : transposer sans forcer

Une fois l’effet objectivé, il devient possible de le rapprocher des catégories juridiques disponibles, sans y contraindre artificiellement le réel.

Deux voies sont possibles :

=> Qualification par analogie : rattacher l’effet à une catégorie existante (ex : stress algorithmique → préjudice moral ; déclassement IA → préjudice économique).

=> Qualification émergente : faire apparaître un nouveau type de dommage dans une logique jurisprudentielle évolutive (ex : captation cognitive, effacement symbolique, assignation algorithmique…).

Cette opération suppose :

  • de démontrer le caractère certain de l’effet (ou sa probabilité structurelle dans un usage donné) ;
  • d’examiner si l’effet peut être rattaché à un intérêt juridiquement protégé ;
  • d’anticiper les conséquences de la reconnaissance de ce préjudice (indemnisation, régulation, désignation d’un responsable…).

L’objectif est de stabiliser un faisceau d’indices permettant au juge d’argumenter la recevabilité, même en l’absence de régime explicite.

2.3. Localiser l’obstacle : comprendre pourquoi l’effet n’est pas reconnu

Lorsque l’effet est produit mais que le droit positif ne permet pas de le réparer, il est utile de localiser l’obstacle exact à sa reconnaissance. Trois zones critiques sont typiquement en cause :

A. Obstacle probatoire

  • Absence de logs, de documentation, ou de traçabilité de la décision IA ;
  • Complexité technique interdisant l’analyse par un expert ordinaire ;
  • Chaîne d’intermédiation trop longue entre l’effet et son déclencheur.

Effet : le dommage existe, mais ne peut être démontré selon les standards actuels de preuve.

B. Obstacle normatif

  • Aucune norme ne reconnaît la valeur juridique de l’effet (ex : isolement algorithmique) ;
  • Le droit ne considère pas comme protégé l’intérêt atteint (ex : effacement de présence numérique) ;
  • Aucun régime de responsabilité ne s’applique clairement au cas.

Effet : l’effet est lisible, mais ne peut être qualifié juridiquement.

C. Obstacle structurel

  • L’auteur de l’effet est indéterminable (développement vs déploiement) ;
  • Le SIA agit sans intervention humaine directe (difficulté à imputer) ;
  • Le dommage est distribué ou diffus (ex : biais dans un système de tri de candidatures) ;
  • Le régime de responsabilité applicable est éclaté, incertain ou contradictoire.

Effet : le dommage est reconnu, mais ne peut être rattaché clairement à un responsable.

2.4. Fonction stratégique de cette approche dans le raisonnement judiciaire

Cette méthode apporte plusieurs bénéfices pour le juge ou l’expert :

  • Neutraliser les biais de non-recevabilité fondés sur l’absence de régime applicable ;
  • Ancrer l’analyse sur des faits, non sur des qualifications préalables ;
  • Construire une traçabilité argumentaire, en montrant comment un effet a été produit, en quoi il est problématique, et ce qui empêche sa réparation.

Elle permet au juge d’assumer un raisonnement évolutif, sans sortir de son cadre, et de préparer une assise contentieuse pour les dommages encore non stabilisés par la loi.

3. Typologie élargie des préjudices

La typologie suivante articule :

  • le droit positif (code civil, RGPD, AI Act, directive responsabilité) ;
  • les catégories doctrinales (préjudice certain, moral, écologique…) ;
  • les effets observables dans les usages réels des SIA.

La typologie présentée propose une structure d’identification des effets préjudiciables potentiels issus de l’usage d’un système d’intelligence artificielle, qu’ils soient ou non encore juridiquement qualifiés.

Elle a pour visée d’outiller l’analyse judiciaire en amont : nommer, décrire, objectiver un effet, même lorsqu’aucune catégorie juridique ne le recouvre encore de manière stabilisée.

Cette logique d’anticipation des effets est conforme à l’approche par les risques posée par l’AI Act (Règlement 2024/1689) et à la nécessité, soulignée par la Cour d’appel de Paris (fiche n°24), d’adapter les régimes de responsabilité aux spécificités techniques des systèmes à boîte noire.

Elle peut ainsi être mobilisée :


  • en phase d’expertise (technique, amiable, judiciaire) pour circonscrire les effets observables ou déduits,
  • en phase d’instruction, pour objectiver une atteinte avant ou sans reconnaissance juridique consolidée,
  • en phase de réparation, pour justifier une pluralité de chefs de préjudices, y compris non économiques.

3.1 Quatre grandes catégories à visée opérationnelle

Dans le cadre d’un contentieux impliquant un système d’intelligence artificielle, il est utile de disposer d’une typologie des effets préjudiciables permettant à la fois l’identification, l’objectivation et l’ancrage juridique progressif des atteintes subies.

Cette typologie ne prétend pas imposer une qualification juridique stabilisée, mais offre un outil de repérage rigoureux, adapté à des systèmes instables, non transparents ou à effets différés. Elle distingue quatre grandes catégories d’effets :

a. Les effets économiques regroupent toutes les atteintes à un intérêt patrimonial : perte de revenus, désavantage financier, manque à gagner ou déclassement.

On peut par exemple citer :

  • le cas d’un algorithme de notation automatique classant un dossier bancaire en catégorie à risque sans justification, entraînant un refus de prêt ;
  • ou encore celui d’un système de tarification dynamique qui module les prix selon des biais implicites contenus dans les données d’entrée, créant des inégalités non anticipées.

b. Les effets cognitifs ou attentionnels désignent des altérations de la capacité de discernement, de concentration, de mémoire ou d’expression autonome.

Ces effets, bien qu’encore rarement qualifiés juridiquement, sont observables dans des contextes tels que :

  • des interfaces qui modifient de manière invisible les contenus affichés, captant l’attention de façon soutenue sans consentement éclairé ;
  • ou des systèmes d’assistance rédactionnelle qui finissent par absorber le style de l’utilisateur, jusqu’à altérer la traçabilité de son autonomie intellectuelle.

c. Les effets moraux ou identitaires correspondent aux atteintes à la réputation, à la dignité, à l’image, à l’intégrité identitaire ou à l’expression individuelle.

Parmi les exemples significatifs :

  • un outil génératif qui diffuse, à partir de prompts malveillants, des représentations caricaturales dégradantes d’une personne identifiable ;
  • une IA conversationnelle attribuant à tort des propos injurieux à une personne dans un espace semi-public, sans mécanisme de rectification ou de traçabilité.

d. Les effets informationnels ou structurels concernent les déséquilibres informationnels systémiques, l’opacité sur les causes d’un effet, ou l’inaccessibilité à la preuve.

Cela recouvre :

  • les décisions issues de boîtes noires algorithmiques, impossibles à expliquer ou à retracer ;
  • ou encore l’usage de données obsolètes, biaisées ou erronées dans un traitement automatisé, sans notification à la personne concernée, privant ainsi celle-ci de tout moyen d’action.

3.2 Corrélation entre type d’effet, régime mobilisable et acteur activable

Pour rendre pleinement actionnable la typologie des effets, il est utile de croiser :


  • le type d’effet observé (économique, cognitif, moral, informationnel),
  • les régimes de responsabilité applicables en droit français et européen,
  • les acteurs de la chaîne (concepteur, fournisseur, déployeur, utilisateur),
  • et les leviers contentieux activables (présomption, faute, garde, défaut).

Cette lecture croisée permet de formuler une stratégie de qualification adaptée, même en présence d’effets émergents ou non encore typifiés.

• Effet économique:[3] en cas de lien causal démontrable, les régimes classiques de responsabilité pour faute ou pour fait des choses sont mobilisables. Si la preuve est difficile à établir, la Directive Produits Défectueux (2024/2853) permet d’invoquer la présomption de causalité[art. 11] et de défaut de sécurité légitime. L’acteur activable est souvent le fournisseur, si le défaut est structurel, ou le déployeur, si le paramétrage a induit l’effet.

• Effet cognitif : la reconnaissance directe reste fragile, mais peut être étayée via le RGPD (atteinte à l’autonomie informationnelle, absence de transparence), l’AI Act (absence d’explicabilité, non-conformité aux exigences de documentation), ou la faute fondée sur l’usage d’un système inadapté. Le déployeur est souvent en première ligne, notamment s’il a déployé un outil non évalué ou mal paramétré.

• Effet moral ou identitaire : bien qu’aucune faute morale ne puisse être attribuée à un SIA, l’effet produit peut être qualifié d’atteinte à la réputation, à l’honneur ou à l’image. Le régime de la responsabilité pour faute (1240), voire la contrefaçon (s’il s’agit d’une œuvre dénaturée), peut être activé. L’acteur visé dépendra du niveau de contrôle sur le contenu généré.

• Effet informationnel : l’opacité, la rétention d’information ou la distorsion de données peuvent fonder une faute autonome ou une carence de conformité. Ces éléments sont activables notamment contre le fournisseur, tenu de garantir un niveau minimal d’explicabilité, ou contre le déployeur, s’il n’a pas respecté ses obligations de diligence.

Ce raisonnement croisé permet au juge ou à l’expert d’ancrer son analyse même en l’absence de qualification explicite dans la norme positive, en se fondant sur les obligations structurelles applicables et sur la production observable de l’effet.

3.3 Obstacles typiques à la recevabilité juridique et leviers de contournement

Chaque type d’effet préjudiciable peut se heurter à un obstacle spécifique lorsqu’il s’agit de le faire reconnaître en droit.

Mais ces obstacles ne sont pas nécessairement bloquants : des stratégies argumentatives, doctrinales ou probatoires existent pour les contourner.

Pour les effets économiques, l’obstacle principal tient à la difficulté de prouver un lien de causalité direct entre l’effet observé et le fonctionnement du système d’IA, en raison de sa volatilité ou de sa complexité technique.

Une piste de contournement réside dans l’activation de mécanismes de présomption ou de probabilité suffisante, comme le permet la Directive sur les produits défectueux de 2024 (2024/2853), qui autorise une inversion de la charge de la preuve dans certains cas.[5]

Les effets cognitifs, eux, souffrent encore d’un défaut de reconnaissance comme intérêts juridiquement protégés dans le droit commun.

Pour autant, des ressources existent dans le corpus juridique européen : le droit à l’intégrité psychique, à l’autonomie informationnelle, ou encore la protection des personnes face à des pratiques de traitement sans transparence ou sans possibilité d’opposition (cf. RGPD, lignes directrices de la CNIL, AI Act).

En ce qui concerne les effets moraux ou identitaires, le principal obstacle vient de ce que les systèmes d’IA, n’étant pas des sujets de droit, ne peuvent pas être porteurs d’intention.

Il devient donc complexe d’attribuer une faute morale ou une intention de nuire.

La stratégie ici consiste à déplacer le raisonnement : il ne s’agit pas d’imputer une volonté malveillante, mais d’observer l’effet produit.

La qualification peut alors reposer sur l’atteinte à l’honneur, à la réputation ou à l’image, par ricochet ou par négligence structurelle.

Enfin, les effets informationnels ou structurels butent souvent sur l’absence d’un régime de responsabilité directe applicable à l’opacité algorithmique.

Toutefois, cette opacité peut être traitée comme une faute autonome.

L’AI Act, notamment à ses articles 16 et 53, impose des obligations de transparence, documentation, journalisation, instructions d’usage.[1][2]

Leur non-respect constitue un fondement juridique possible pour établir un manquement, même en l’absence d’un dommage économique direct.

3.4 Bénéfice de cette structuration pour le juge ou l’expert

Elle permet de nommer et qualifier sans précipiter la mise en droit : une étape précieuse en contexte incertain.
Elle renforce la recevabilité probatoire d’effets aujourd’hui marginalisés ou mal identifiés.
Elle outille la qualification juridique ultérieure, sans glissement interprétatif : chaque effet peut être arrimé à un régime spécifique (faute, produit défectueux, contrefaçon…).
Elle permet une grille d’audit ou de tri raisonné lors d’une expertise technique ou d’un rapport précontentieux.

4. Chaînes de responsabilité et obstacles structurels à la réparation

Le juge se trouve souvent confronté à un ensemble d’incertitudes rendant difficile l’imputation juridique d’un effet dommageable produit par un système d’intelligence artificielle.

A. Rejet de la responsabilité propre du système d’IA

Le système d’IA constitue un objet technique, non un sujet de droit. Il ne peut, en tant que tel, faire l’objet d’une responsabilité autonome.

Conformément au droit en vigueur, rappelé notamment par la fiche n°24 de la Cour d’appel de Paris (19 juin 2025), la responsabilité juridique ne peut être imputée qu’à une personne physique ou morale disposant de la personnalité juridique.

B. Responsabilité pour faute (articles 1240 et 1241 du Code civil)

La responsabilité pour faute repose sur trois conditions cumulatives :

  • l’existence d’un fait fautif, tel qu’un manquement aux obligations prévues par l’AI Act (ex : art. 16 : obligations du fournisseur de SIA à haut risque) ;[1]
  • la survenance d’un dommage certain, personnel et direct ;
  • l’établissement d’un lien de causalité entre la faute et le dommage.

Obstacles typiques à l’activation de cette responsabilité :

  • opacité algorithmique (absence de transparence sur les paramètres ou la logique décisionnelle) ;
  • difficulté d’accès à des éléments probatoires vérifiables (ex : logs, paramètres, versions de déploiement) ;
  • fragmentation de la chaîne de valeur entre concepteurs, intégrateurs, déployeurs et utilisateurs finaux.

La Cour d’appel de Paris admet l’usage de présomptions judiciaires réfragables pour rééquilibrer le déséquilibre probatoire, notamment en cas d’impossibilité matérielle d’obtenir la preuve directe du comportement fautif.

C. Responsabilité du fait des choses (article 1242 du Code civil)

Cette responsabilité est mobilisable lorsque deux conditions sont réunies :

  • le système d’IA a agi comme instrument actif du dommage, même sans autonomie complète ;
  • une personne identifiable en avait la garde, définie soit comme pouvoir de direction sur la structure du système, soit comme maîtrise effective de son comportement dans un contexte donné.

Cette distinction permet d’imputer :

  • la garde de la structure au fournisseur, responsable de la conception, de l’architecture ou des mises à jour ;
  • la garde du comportement au déployeur, qui configure, paramètre ou utilise le système dans un contexte opérationnel donné.

Ce raisonnement permet d’adapter un régime classique à des objets techniques complexes, sans créer de responsabilité autonome pour l’IA elle-même.

D. Responsabilité du fait des produits défectueux (directive 2024/2853)

Sous réserve de transposition et d’interprétation conforme, la directive (2024/2853) a étendu le champ d’application de ce régime aux logiciels, systèmes d’IA, et éléments immatériels intégrés à un produit.

Éléments introduits par la directive :

  • la notion de défectuosité est étendue à l’absence de sécurité attendue par une personne raisonnable dans un usage prévisible ;
  • la présomption de causalité peut être activée en cas de complexité technique empêchant l’établissement direct de la preuve ;[4][5][6]
  • le régime est sans faute, et permet d’engager la responsabilité de plusieurs acteurs solidairement impliqués dans la chaîne de mise à disposition du produit.

Exemples d’effets susceptibles d’entrer dans ce régime : hallucination grave d’un modèle génératif, perte de données critiques, biais algorithmique non corrigé malgré alerte connue.

La directive impose également une documentation suffisante de la chaîne de développement, de fourniture et de déploiement, pouvant être mobilisée en tant que levier probatoire en cas de litige.[art. 9]

E. Responsabilité du fait de la contrefaçon

Ce régime peut être mobilisé lorsque :

  • un système d’IA a été entraîné sur des œuvres protégées sans consentement effectif ou sans base juridique valable (ex : opt-out inefficace ou contourné) ;
  • les contenus générés reprennent de manière substantielle des caractéristiques d’œuvres protégées existantes ;
  • l’exploitation de ces contenus porte atteinte à une exploitation normale des œuvres ou cause un préjudice injustifié à leurs titulaires.

Le respect du test en trois étapes (utilisation licite, proportionnée, et non concurrente de l’œuvre) constitue un filtre essentiel dans l’analyse.

L’AI Act (article 53)[2] impose aux fournisseurs d’IA à usage général de publier un résumé suffisamment détaillé des jeux de données d’entraînement, sans pour autant garantir une traçabilité complète des contenus protégés.

Cet article constitue un point d’appui, mais non une preuve directe de conformité ou de non-conformité.

5. Intérêt pour le magistrat ou expert

Localiser l’effet, ouvrir la recevabilité

Dans les contentieux impliquant un système d’IA, les enjeux ne se limitent pas à la détermination d’un régime juridique applicable.

Ils relèvent également d’une lecture épistémologique et structurelle de l’effet produit.

Cet angle de vue permet de dégager un faisceau de recevabilité, même lorsque le droit positif ne prévoit pas de qualification explicite.

La lecture fonctionnelle des systèmes régulés apporte trois fonctions complémentaires :

  • Objectiver l’effet, en prenant appui sur des éléments concrets observables, même en l’absence de typification juridique préalable.
  • Qualifier le préjudice, par rapprochement analogique ou émergence progressive, à partir de critères rigoureux.
  • Localiser l’obstacle à la recevabilité contentieuse ou expertale, afin d’en structurer le dépassement argumentatif.

Cas typiques d’effets produits et obstacles rencontrés

Un outil d’aide à la décision RH écarte systématiquement certaines candidatures en sous-évaluant des parcours non standardisés.
Effet observable : un déclassement professionnel, une assignation implicite à des profils dévalorisés.
Obstacle : absence de transparence sur les critères, impossibilité d’isoler une faute ou un acteur unique, difficulté à démontrer l’intention discriminatoire.
Qualification mobilisable : préjudice économique (perte d’opportunité), atteinte à l’égalité de traitement (L1132-1 Code du travail)[8], encadrement des décisions individuelles automatisées (article 22 RGPD, effets juridiques ou similaires), article 16 AI Act.[7] [1]

Un générateur de contenus réutilise des éléments stylistiques caractéristiques d’une œuvre non divulguée, issue de son jeu d’entraînement.
Effet observable : reproduction implicite d’une expression protégée, désappropriation partielle de l’œuvre originale.
Obstacle : absence de preuve directe de l’accès aux sources, transformation formelle rendant la captation difficile à prouver, absence d’intentionnalité.
Qualification mobilisable : atteinte au droit d’auteur (L112-1 et s. CPI), reproduction illicite par entraînement non autorisé, trouble à l’exploitation normale de l’œuvre.

Un assistant de conduite autonome adopte un comportement inadéquat face à une situation imprévue (signalisation temporaire, obstacle mouvant), entraînant un accident.
Effet observable : dommage matériel ou corporel sans faute humaine directe identifiable.
Obstacle : incertitude sur le responsable (concepteur, intégrateur, fournisseur de modèle), documentation lacunaire, défaut d’alerte sur les limites d’usage.
Qualification mobilisable : produit défectueux (art. 1245 s. Code civil, directive 2024/2853), défaut de vigilance dans le cycle de vie (AI Act, chap. III), responsabilité sans faute.

Valeur procédurale de l’approche

L’utilité de cette méthode réside dans la capacité à :

  • rendre visibles des effets autrement invisibilisés dans le raisonnement contentieux ;
  • outiller l’expert judiciaire pour structurer une argumentation recevable, même hors du droit établi ;
  • fournir au juge une matrice de raisonnement, appuyée sur les faits, permettant une extension maîtrisée de la jurisprudence existante.

Conclusion

Structurer un raisonnement recevable sans dépendance à un régime unique

Dans un environnement juridique encore partiellement stabilisé, confronté à des effets difficilement typifiables et à une architecture technique peu transparente, l’enjeu est de structurer un raisonnement recevable à partir de l’effet effectivement produit, indépendamment de son statut normatif initial.

La lecture fonctionnelle vise ici deux objectifs :


  • prévenir la mise à l’écart silencieuse de certains effets non qualifiés ;

  • renforcer la capacité jurisprudentielle à intégrer progressivement les effets produits par les systèmes d’intelligence artificielle.

Elle constitue un dispositif d’analyse conçu pour accroître la lisibilité des effets, en en clarifiant la structure, la portée et les conditions d’évaluation.

Ce cadre permet au magistrat ou à l’expert d’ancrer son raisonnement sur des éléments observables, tout en maintenant la compatibilité avec le droit positif.

Il outille la reconnaissance contentieuse ou expertale d’un effet, même en contexte lacunaire, sans introduire de norme autonome ni empiéter sur la fonction juridictionnelle.

Références

RGPD : Règlement (UE) 2016/679
Code du travail : Article L1132-1
Cour d’appel de Paris, “fiche n° 24” (19 juin 2025)

Ce travail s’inscrit dans la continuité des analyses récentes portant sur la réparation des préjudices générés par les systèmes d’intelligence artificielle.

Il prolonge notamment la fiche méthodologique N°24 publiée par la Cour d’appel de Paris en juin 2025, consacrée à l’articulation entre effet, préjudice économique et régime de responsabilité.

Il en reprend certains éléments structurants tout en élargissant le champ d’analyse : qualification de dommages non économiques, identification des obstacles structurels à la recevabilité contentieuse et proposition d’un cadre d’analyse systémique mobilisable par les juridictions, y compris en l’absence de régime juridique stabilisé.

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Ce document outille un raisonnement. Il ne préjuge pas de la qualification juridique, n’énonce aucune norme et ne se substitue ni à l’office du juge ni au contradictoire.
Les références et numérotations sont vérifiées à la date de publication ; toute réutilisation suppose une vérification actualisée.


Comment citer
Format : FR | APA

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